2) La bataille de la mémoire
 

On a pu voir précédemment que l'après guerre fut une période des plus difficiles pour les ex-déportés, marquée par la domination du mutisme de la plupart d'entre eux. D'ailleurs, l'évocation des camps nazis, devenue un élément de propagande de la part des communistes pour stigmatiser l'Allemagne de l'Ouest soi-disant héritière de l'État nazi, se fit rare dès 1946. Pourtant, dès les décennies suivantes, la mobilisation des témoins devient plus intense et ce, particulièrement après le procès Eichmann en 1962. Les rescapés oeuvrent alors pour faire condamner les responsables ou tout simplement faire connaître au monde l'odieuse vérité.
 

"Vous qui ne vieillirez jamais, mes chers bons camarades, où êtes vous ? Vous êtes un peu partout, où votre poussière se dépose. Vous êtes surtout en moi et je ne pourrai jamais vous oublier"  (Roger le Dreux)

"Écrire ce que j’aurais vu et vécu, crier au monde la vérité telle qu’elle me fut révélée, voila mon but. Ce but se transforma en devoir quand, me penchant au chevet de mes camarades mourantes, celles-ci eurent pourtant le courage de murmurer : « Vous écrirez, tout ce que nous avons souffert…Il faut qu’on sache.. » Je leur promis" (Simone St Clair)

"Nous ne cherchons pas la vengeance, nous exigeons le châtiment. Quand les bourreaux seront perdus, nos camarades morts n’en seront pas moins morts" (Louis Marin-Chauffier)
 

Souvent aussi, c'est l'émergence de mouvements refusant d'admettre la vérité, l'existence des camps d'extermination, qui entraîne la libération de la parole. Ainsi les négationnistes, des nostalgiques du IIIe Reich et militants d'extrême droite antisémites, dont l'objectif repose dans le refus de la réalité même des chambres à gaz. S'appuyant sur la difficulté de rassembler des documents après les diverses destructions, ces activistes se sont plusieurs fois exprimés à travers des propos plus que choquants. Robert Faurisson a dit : "Les prétendus massacres en chambre à gaz et le prétendu génocide sont un seul et même mensonge". En 1978, Darquier de Pellepoix déclara : "A Auschwitz on n'a gazé que des poux".
Face à ces propos écœurants, comme à ceux des révisionnistes qui considèrent les "dérapages regrettables d'Auschwitz comme une nécessaire opération préventive contre la barbarie bolchévique" (E. Nolte), les survivants prennent la parole.
 

"Vous croyez que c'est facile de raconter une déportation ?
Oui... on peut décrire des faits, des événements, des incidents généralement toujours dramatiques avec l'appréhension que l'on vous soupçonne d'exagérer ce que vous racontez. De là ce long silence aussi qui a duré tant d'années, causé par la non compréhension des auditeurs. Causé par les expressions de doute sur les visages de ceux, qui avides de détails voulaient toujours en savoir davantage. Un jour, peut-être trop tard déjà, nous avons mis fin à ce long silence qui nous a causé beaucoup de tort et parce que nous avons pris conscience de notre prochaine disparition, et là, le chemin était tout tracé pour donner libre cours au doute. Le doute, si facile parce qu'une réalité trop difficile. Une réalité abrasive, trop dure à regarder en face, à évoquer, comme ça tout au long d'une simple interview. Une gêne aussi. Une pudeur, et le regard d'en face plein d'incrédulité. Le temps d'une lueur moqueuse d'une fraction de seconde...
Alors vous croyez que les quelques milliers de rescapés survivants des camps de la mort se sont tous mis d'accord pour vous raconter la même histoire ?
Pas facile..."

Serge Smulevic, 4 janvier 2003
 

Depuis, les rescapés de la barbarie nazie, de moins en moins nombreux, mais désormais plus soutenus par leurs gouvernements, comme la France mobilisée pour l'anniversaire de la libération des camps du 27 janvier 2005, n'ont cessé de parler. De rappeler au monde son terrible passé, car, même si, comme le dit Simone Veil : "Enseigner la Shoah [...] est un devoir exigeant et difficile", Primo Lévi explique : "Si comprendre est impossible, connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut se reproduire".